Article de L'Equipe du 13 mars 2003 après la rencontre Celtic - Liverpool :
JAMAIS SEULS AU PARADIS
Au « Paradise », fans du Celtic Glasgow et de Liverpool ont chanté ensemble hier soir le mythique « You’ll never walk alone » .
En quarts de finale aller de la Coupe de l’UEFA, Liverpool rendait visite hier soir aux Écossais du Celtic. Entre les deux clubs, il y a toujours un lien, une connivence, une vraie fraternité. Puis, surtout, supporters écossais et anglais ont en commun à leur répertoire l’hymne le plus célèbre chanté dans les stades du monde. Et, à l’issue de la rencontre (1-1), les uns comme les autres ont su une nouvelle fois qu’ils « ne marcheront jamais seuls ».
GLASGOW – (ECO)
de notre envoyé spécial
CETTE IMPRESSION que le stade bouge. Qu’ils chantent si fort que les murs tremblent. Ce soir, le Paradis a une pureté de cathédrale. Celtic Park, surnommé « Paradise » – où Michael Owen a marqué à dix-sept ans, il y a ix saisons (2-2) - comme Old Trafford est « The Theatre of Dreams », le théâtre des rêves, a des airs de temple pour musique sacrée. C’est un quart de finale de Coupe de l’UEFA, juste un quart de finale, juste la Coupe de l’UEFA, et 57 000 fans du Celtic et 3 000 fans de Liverpool sont venus chanter, ensemble, You’ll never walk alone – « Tu ne marcheras jamais seul ». Leur hymne. Dans le football assis qui règne aujourd’hui en Europe, où entend-on autant de bruit et de ferveur, où passent autant de frissons ?
A 21 heures, cinq minutes avant le coup d’envoi, Gerry Marsden
s’avance, sur la pelouse, une écharpe autour du cou. Gerry Marsden, de « Gerry and The Pacemakers », fameux petit groupe des sixties. Il a perdu quelques cheveux, car c’est une longue histoire.
Son écharpe est un lien. Une moitié rouge, une moitié verte, une moitié Liverpool, une moitié Celtic. Sur chaque moitié, un petit drapeau irlandais. Au milieu, deux mots, « Walk alone », qu’il faut seulement prendre comme un raccourci du chant You’ll never walk alone. « Walk » est sur le côté rouge, « Alone » sur le côté vert. Mais seul, personne ne l’est vraiment : l’écharpe est réversible. La chanson
aussi, donc.
Qui l’a chantée en premier ? Les fans du Celtic prétendent l’avoir entonnée
dès 1957. Mais ce n’était pas leur hymne, alors. You’ll never walk alone a été écrit en 1945, musique de Richard Rodgers, paroles d’Oscar Hammerstein II, pour la comédie musicale « Carousel » . Seul le second a vécu assez longtemps pour savoir que sa chanson montait dans le ciel d’Anfield les soirs de matches. Les supporters du XXIe siècle pourraient chercher, après tout : il y a peut-être un air à reprendre de leurs deux autres plus célèbres comédies musicales, « Le roi et moi » et « Oklahoma ! » .
Mais ce n’est pas la version originale qui a traversé les années, ni les reprises de Perry Como ou d’Elvis Presley. Non, Liverpool a élu la version de « Gerry and The Pacemakers » . Le chant est parti du Kop, bien sûr. Jadis, en Grande-Bretagne, les supporters ne chantaient pas pendant les matches. Ils chantaient avant, après, criaient pendant, dans un rugissement permanent dont il reste quelque chose, aujourd’hui, à chaque coup d’envoi, dans le désordre des « Come on » hurlés et des poings levés.
Mais à Liverpool, les fans ont commencé à chanter pendant les matches. Et ils ont fini par trouver leur hymne. C’était la saison 1963-1964, les Beatles grandissaient, et « Gerry and The Pacemakers » reprenaient You’ll never walk alone.
Ged Rae, historien du club, raconte : « Quand la chanson a été jouée pour
la première fois à Anfield, Gerry (Marsden) était une figure de la ville à l’époque, alors tout le monde avait spontanément commencé à la chanter.
La semaine suivante, elle n’a pas été jouée. Les fans l’ont chantée euxmêmes…»
Dans le livre The Kop : The End of an Era , un ancien habitué, Phil Aspinall,
explique : « On faisait les chansons dans un pub. Des trucs faciles à retenir.
Dans le Kop, ça faisait boule de neige. Tout le monde allait chanter ça en trois ou quatre minutes. »Mais You’ll never walk alone, le Kop l’a chanté tel quel. Sans changer un mot. Il était question de ne pas marcher seul, d’espoir dans les coeurs, de rêves à réaliser : pour le Kop, il n’y avait rien à toucher.
Un jour que Gerry Marsden avait réussi à faire chanter You’ll never walk alone aux joueurs de Liverpool eux-mêmes, dans le cadre du « Ed Sullivan show », Bill Shankly lui lança : « Fils, j’ai donné une équipe à Liverpool, et toi, tu lui a donné une chanson… »
Les fans de Liverpool l’ont exportée assez vite : ils sont sortis en Europe pour la première fois en 1964. En 1965, en revenant de Budapest en charter, ils avaient organisé la quête pour laisser un pourboire au pilote,
comme ils le faisaient pour le chauffeur du bus quand ils partaient à Middlesbrough. Ils importaient des chants, aussi, parfois. Après le passage,
en 1977, des supporters de Saint-Etienne, dont la ferveur avait impressionné les fans de Liverpool, le Kop avait chanté « Allez les rouges » pendant quelques temps. Liverpool a donc l’antériorité du chant, qui a tissé entre les clubs un lien difficile à expliquer, mais réel. La part d’Écosse a toujours été importante dans l’histoire du Liverpool FC, de Bill Shankly, le manager sanctifié à l’origine de tout, à Yeats, Souness, Dalglish et Hansen. En 1967, lorsque le Celtic devint la première équipe britannique à remporter
la Coupe d’Europe des Clubs champions, contre l’Inter (2-1) à Lisbonne,
avec une équipe de catholiques tous nés dans un rayon de vingt kilomètres autour de Glasgow, Shankly entra dans le vestiaire du Celtic pour féliciter Jock Stein, le manager d’alors, un mythe à sa mesure, et lui lancer : « Maintenant, tu es immortel ! »Il se trompait, bien sûr. Jock Stein mourut sur scène, d’une crise cardiaque survenue sur son banc, alors qu’il dirigeait
l’Ecosse contre le Pays-de-Galles, en 1986.
Lorsqu’il fallut transférer le prodige Kenny Dalglish, c’est à Liverpool et à
Paisley que Jock Stein l’adressa. Dalglish a raconté cette semaine qu’en
lui disant au revoir, Stein lui avait dit « All the best, ya wee bastard » ,
quelque chose comme « Bonne chance, petit con » .
Mais le lien est resté assez fort pour qu’au printemps 1989, treize jours
après le drame d’Hillsborough (95 morts dont beaucoup de supporters
des Reds), Liverpool, en deuil et en larmes, joue son premier match au
Celtic. Le Celtic avait joué la veille contre Morton, mais le lendemain,
60 000 personnes étaient revenues pour ce match de bienfaisance, cet
hommage. Kenny Dalglish, consultant hier soir pour la BBC, se souvient
: « Les fans étaient mélangés, il n’y avait pas de séparation, ce n’était
pas nécessaire. Ce fut un jour d’un incroyable émotion. La minute de
silence avait été parfaitement respectée, presque glaçante. Ce n’est pas le bon mot, mais ce que je veux dire, c’est que vous pouviez presque
entendre une larme tomber. Et puis, on a entendu Gerry Marsden entonner
les premières paroles de You’ll never Walk alone. Tout le stade a suivi.
Il y avait la chanson, les drapeaux et les écharpes mélangés, et les
larmes sur tous les visages. » Liverpool avait gagné 4-0, et ça n’avait pas d’importance.
Celtic Park, bâti en 1995, se limite à 60 000 places. Sa version ancienne,
Parkhead, détient le record de spectateurs pour un match de club en Europe (146 433 contre Aberdeen en 1937), et pour un match de Coupe d’Europe (133 961 contre Leeds en 1970). Les Celtes chantaient, déjà. Hail, hail, The Celts are here, what the hell do we care now ! Ils chantaient qu’ils étaient là, et qu’ils se fichaient du reste. Mais avec ces affluences, l’ambiance n’était souvent qu’un rugissement terrible, et mal ordonné. You’ll never walk
alone, avec ses couplets, ses refrains, permit à tout le monde de se mettre d’accord sur la note, et chaque tribune pouvait prendre le train en route avant qu’expire comme une promesse le Never Walk Alone final.
Les Celtes ont su faire de leurs rendez-vous la plus belle ambiance d’Europe. Roddy Thompson, du Scottish Daily Mail, glisse :« C’est un
mélange d’alcool, d’histoire et d’architecture. Je ne sais pas, s’il faut une théorie, on peut dire qu’il y a un peu dans Parkhead la tradition lyrique celte irlandaise. C’est ça, ou l’alcool, ou un mélange des deux…»
Les fans du Celtic ne sont pas les premiers à avoir lancé You’ll never walk
alone. Mais ce furent les premiers, après qu’Andy Goram, le gardien de
l’Ecosse, ait avoué se sentir schizophrène, à avoir lancé : « Two Andy
Goram, there’s only two Andy Goram… »
Pendant l’été 2001, Celtic Park a été élu meilleure enceinte sportive à
l’issue d’un grand sondage organisé par la Commission de l’architecture et de l’environnement. L’architecture et l’environnement. Cela rappelle forcément Bairds Bar, sur London Road, entre le centre rénové de Glasgow et ses faubourgs Est qui ne le sont pas. Le quartier rappelle aussi qu’à l’origine, en 1887, le club avait été créé par des prêtres catholiques
irlandais pour éradiquer la pauvreté. Juste à côté, une immense batisse
désaffectée a gardé son nom des soirs de fête, Barrowland, mais ses
grandes étoiles sont éteintes et les volets sont tirés. Pour la couleur, le
Bairds Bar, juste à côté du marché aux puces, s’occupe de tout. Il y a du
vert, surtout, un peu d’orange avec le drapeau irlandais. Et la bière est
brune.
Le rouge est admis. D’ailleurs, en arrivant hier soir à Celtic Park, les
supporters de Liverpool n’ont pas été escortés par la police montée. Ils
n’ont pas été obligés d’attendre pour sortir que le stade se vide avec la
nuit. Ils ont chambré, pourtant, en première période. « Shall we sing a
song for you ? »Fallait-il qu’ils chantent une chanson pour le Celtic Park,
rendu parfois silencieux par l’égalisation de Riise (18e), après la folie
pure des premières minutes, après le tir de Hartson sur la barre et le but de
Larsson dès la 3e minute ?
Mais pourtant soyez en sûr, malgré le score final (1-1), dans une semaine
à Anfield pour le match retour, les gars du Celtic chanteront plus fort
encore.
VINCENT DULUC